VINGT-TROIS

 

Sur la Prairie, le temps finit par s’arrêter. Au début, on remarque les détails – les racines arrondies d’un buisson de tepes, brisant l’eau comme les os à moitié rongés d’un géant. De drôles de taches d’eau claire où la belalgue n’a pas daigné s’installer, et on voit en dessous l’émeraude pâle du sable, la légère pente du fond vallonné, pas encore rongé par la mousse de Sakate. Mais ces images sont rares, et parfois l’œil est attiré vers le grand horizon. Et après ça, même si on essaie de s’en arracher pour regarder les détails, on a l’impression d’une marée qui oblige à se désintéresser de tout ce qui n’est pas sur votre trajectoire.

On reste assis, on écoute la cadence du moteur parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. On fixe l’horizon et on plonge dans ses propres pensées parce qu’on n’a nulle part où fuir.

Vite…

« Je te fais confiance, Micky. Prends soin d’elle, elle, elle, elle, elle… »

Elle. Sylvie, sa crinière argentée. Son visage…

Elle dont le visage est changé par la femme qui s’y est glissée et le lui a volé. Sa voix, délicatement modulée…

« Je n’ai aucun moyen de savoir si et quand Sylvie Oshima va revenir. »

« Nadia, j’essaie de t’aider, putain. »

« Elle se demande qui se cache derrière Micky la Chance, et si elle est en sécurité avec toi. Si elle va se faire baiser à la première occasion. »

« Elle se demande où tu vas avec l’âme de tant de prêtres morts. »

Les traits fins et attentifs de Todor Murakami sur le ferry. La fumée de sa pipe, balayée par le vent.

« Alors, c’est quoi cette arnaque ? Je croyais que tu traînais avec Radul Segesvar, maintenant. Nostalgie et petit crime organisé. Pourquoi tu remontes au nord ? »

« Il serait temps de te remettre sur le droit chemin. De te remettre au travail. »

Le boulot. Ouais, ça va résoudre tous tes problèmes, Micky.

Et arrête de m’appeler comme ça.

Et des cris. Et des trous béants découpés dans la colonne vertébrale à hauteur de nuque. Et le poids des piles corticales dans ma paume, encore poisseuses. Et le vide qui ne sera jamais comblé.

Sarah.

Le travail.

J’essaie de t’aider, putain.

Vite…

Je te fais confiance…

J’essaie de…

Vite…

J’ESSAIE

— La côte. (La voix de Suzi Petrovski s’est déversée par le haut-parleur de la cabine, laconique et assez ferme pour qu’on s’y accroche.) Sourcetown dans quinze minutes.

J’ai arrêté de ressasser et j’ai regardé sur ma gauche, où la côte de Kossuth s’avançait vers nous. Elle s’élevait, ligne accidentée sur un horizon autrement sans interruption, puis a paru bondir en avant et prendre texture en une procession de collines basses, avec de temps à autre la tache blanche des dunes de sable au second plan. L’arrière de Vchira, le sommet de montagnes noyées et usées par les âges géologiques. Un croissant de sept cents kilomètres, barrière maritime d’un côté et étendue de sable cristallin de l’autre.

« Un jour, m’avait informé l’une des habitantes permanentes de Sourcetown un demi-siècle plus tôt, la mer va tout emporter, ici. » Tout emporter puis se déverser dans la Prairie d’Algues comme une armée d’invasion pénétrant enfin une frontière disputée de longue date. Ronger les derniers bastions et ravager la plage. « Un Jour, mec, avait répété la locale avec des majuscules dans la voix et en me souriant avec ce que j’identifiais déjà comme le détachement caractéristique des surfeurs. Un Jour, mais Pas Aujourd’hui. Et jusque-là, on peut regarder la mer, mec. Continue à regarder, ne regarde jamais derrière toi, ne te demande pas pourquoi elle tient en place. »

Un Jour, mais Pas Aujourd’hui. Regarde la mer.

On pourrait appeler ça une philosophie, j’imagine. Sur Vchira Beach, c’est souvent ce qu’on croit. Limitée, certes, mais j’ai vu des façons bien plus négatives de trouver sa place dans l’univers.

Le ciel s’était dégagé quand nous avons atteint le sud de la Prairie, et j’ai commencé à voir des signes d’habitation au soleil. Sourcetown n’est pas vraiment un endroit, c’est une approximation, un terme flou pour une bande de cent soixante-dix kilomètres de services aux surfeurs et des infrastructures associées. Dans sa forme la plus ténue, ce sont des tentes et des préfas épars le long de la plage, des feux de camps ancestraux et des sites de barbecue, des auvents de belalgue grossièrement tressés et des bars. La permanence de l’occupation humaine enfle et retombe quand la Bande approche et dépasse les endroits où le surf n’est pas simplement bon mais phénoménal. Et dans la zone Big Surf, les logements deviennent plus denses, presque comme une vraie ville. De véritables rues apparaissent sur les collines derrière les dunes, avec un véritable éclairage public et des groupes de plates-formes et jetées en béton inusable tournées vers la Prairie d’Algues. La dernière fois que j’y étais venu, on comptait cinq noyaux, chacun avec sa bande d’enthousiastes qui juraient que le meilleur surf de tout le continent se pratiquait « ici, putain, juste ici ». Pour ce que j’en savais, ils avaient peut-être raison. Et il pourrait bien y avoir cinq ou six noyaux de plus, maintenant.

Les habitants eux-mêmes étaient tout aussi sujets à fluctuation. Toute la Bande était parcourue de cycles de population à fréquence lente. Certains suivaient les cinq saisons de Harlan, certains les cycles complexes des marées trilunaires, et d’autres le rythme plus long et alangui de l’espérance de vie d’une enveloppe de surfeur. Les gens vont, viennent et reviennent. Parfois, leur loyauté géographique à une partie de la plage restait valide d’un cycle à l’autre. Parfois elle se déplaçait. Et parfois, ils n’avaient aucune loyauté du tout.

Trouver quelqu’un sur la Bande n’a jamais été facile. C’est souvent pour ça que les gens viennent.

— Kem Point droit devant. (Encore Petrovski, sur un fond de turbines qui ralentissent. Elle avait l’air fatiguée.) Ça te va ?

— Oui, là ou ailleurs, ça ira.

J’ai regardé les plates-formes de béton inusable qui approchaient, et la masse basse des immeubles qu’elles maintenaient au-dessus des eaux de la Prairie. Les structures désordonnées remontaient la colline derrière la plage. Il y avait quelques silhouettes sur les balcons ou les jetées, mais autrement cette petite implantation paraissait déserte. Je ne savais pas du tout si je me trouvais dans la bonne partie de Sourcetown, mais il faut bien commencer quelque part. J’ai saisi la poignée de mon sac et me suis levé quand le glisseur a viré sur la gauche. J’ai regardé mon compagnon silencieux dans la cabine.

— Ça m’a fait plaisir de te parler, Mikhail.

Il m’a ignoré, les yeux rivés sur la vitre. Il n’avait pas prononcé un mot, de tout le temps où nous étions restés dans la cabine. Il avait simplement regardé l’absence de paysage autour de nous. Une fois ou deux, il avait surpris mes coups d’œil tandis qu’il frottait ses prises de jack, et s’était arrêté d’un coup avec un air crispé. Mais même là, il n’avait pas parlé.

J’ai haussé les épaules, j’allais me mettre contre le bastingage, quand j’ai changé d’avis. J’ai retraversé la cabine et me suis planté en plein dans le champ de vision de Mikhail, contre la vitre. Il a levé les yeux vers moi en clignant des paupières, la surprise l’extirpant de ses pensées.

— Tu sais, ai-je dit d’un ton joyeux, tu as de la chance, d’avoir une mère pareille. Mais dehors, il n’y a que des gens comme moi. Et on n’en a rien à foutre que tu vives ou pas. Si tu ne te décides pas à bouger ton cul, personne ne va venir t’aider.

Il a reniflé.

— Qu’est-ce que ça a…

Quelqu’un de plus habitué à la rue aurait lu mon regard, mais lui était trop occupé par son manque, trop plein de vie maternée. J’ai tendu la main sans me presser, l’ai saisi à la gorge et l’ai levé de son siège.

— Tu vois ce que je veux dire ? Qui va m’empêcher de te broyer le larynx ?

— Ma…

— Elle ne peut pas t’entendre. Elle est occupée à gagner de quoi vous nourrir tous les deux. (Je me suis rapproché.) Mikhail, tu es infiniment moins important, dans le monde, que ses efforts ont pu te le laisser croire.

Il a levé les mains et essayé de desserrer mes doigts. J’ai ignoré ses faibles tentatives et serré un peu. Il a commencé à avoir vraiment peur.

— Vu comment tu te comportes, lui ai-je dit sur le ton de la conversation, tu vas finir en pièces détachées sous une lumière tamisée. C’est le seul usage qu’un type comme toi a pour un type comme moi, et personne ne nous empêchera de venir te chercher, parce que personne n’a la moindre raison de vouloir te protéger. C’est ça que tu veux ? Devenir un tas de pièces détachées, avec le reste à la poubelle ?

Il s’est tordu, le visage violacé. Il a secoué la tête. Je l’ai tenu encore quelques secondes, puis j’ai relâché et l’ai laissé retomber dans sa chaise. Il s’est étranglé et a toussé, les yeux écarquillés et humides. Une de ses mains est montée pour masser sa gorge, là où j’avais laissé des marques.

— Tout ça, Mikhail, les trucs qui se passent autour de toi : c’est ça, la vie. (Je me suis penché sur lui, et il a sourcillé.) Essaie de t’y intéresser pendant que tu peux.

Le véhicule a rebondi doucement contre quelque chose. Je me suis redressé et je suis sorti sur le pont latéral, dans une chaleur et une luminosité soudaines. Nous flottions dans un lacis de jetées en bois miroir, assurées à intervalles stratégiques par des bases en béton inusable. Les moteurs du flotteur continuaient à tourner, murmure bas et pression délicate contre le débarcadère le plus proche. Le soleil de fin d’après-midi lançait des reflets durs sur le bois miroir. Suzi Petrovski se tenait dans le cockpit et plissait les yeux contre la lumière reflétée.

— On a donc dit le double, m’a-t-elle rappelé.

Je lui ai donné une puce et j’ai attendu qu’elle la vide. Mikhail a choisi de ne pas émerger de la cabine. Peut-être qu’il réfléchissait. Sa mère m’a rendu la puce, s’est protégé les yeux avec la main et m’a indiqué une direction.

— Ils ont une boutique qui loue des rampeurs pas cher, trois rues plus loin. À côté du mât de transmission, là. Celui avec les dragons sur les drapeaux.

— Merci.

— Pas de quoi. J’espère que vous allez trouver ce que vous cherchez.

 

Je me suis passé de rampeur, au moins dans un premier temps, pour déambuler dans la petite ville et m’imprégner de ce qui m’entourait. La route qui remontait la colline aurait pu se trouver dans n’importe quel faubourg de Newpest sur la Prairie. La même architecture utilitaire, le même mélange de magasins de matériel et de logiciel pour aller sur l’eau, avec des restaurants et des bars. Les mêmes rues en vitrifié sale et usé, les mêmes odeurs. Mais une fois la crête passée, la ressemblance se dissipait comme un rêve au réveil.

En dessous de moi, l’autre moitié de la ville s’achevait en structures lancées au petit bonheur et construites avec tout ce qu’on pouvait trouver. Des préfas bulles côtoyaient des maisons en rondins, des cabanes en bois flotté et, vers le fond, de vraies tentes en toile. Les rues vitrifiées cédaient le pas à des plaques de béton inusable mal posées, puis au sable, l’étendue infinie de la plage. Il y avait plus d’activité que du côté Prairie, la plupart des gens à moitié vêtus et allant d’un pas lent vers la côte sous le soleil de fin de journée. Un bon tiers de tout ce petit monde portait une planche sous le bras. La mer elle-même était d’un or bronze dans cette lumière rasante, et constellée d’activité, les surfeurs flottant à cheval sur leur planche ou debout pour découper des tranches dans la surface calme. Le soleil et la distance les transformaient tous en silhouettes de carton noir.

— Putain de vue, hein, mon pote ?

C’était une voix d’enfant, haut perchée, déplacée par rapport à ses paroles. Je me suis retourné devant un garçon d’une dizaine d’années qui me regardait depuis une porte. Son corps était maigre et bronzé, vêtu d’un short de plage. Les yeux d’un bleu délavé. Les cheveux emmêlés par la mer. Il était appuyé contre le chambranle, les bras croisés nonchalamment sur sa poitrine nue. Derrière lui, dans la boutique, j’ai vu des planches accrochées au mur. Des affichages mouvants de logiciel aquatech.

— J’ai vu pire, ai-je dû reconnaître.

— Première fois que vous venez à Vchira ?

— Non.

Déception dans sa voix.

— Alors vous ne cherchez pas de cours ?

— Non. (J’ai fait une pause pour évaluer l’intelligence de ma question.) Ça fait longtemps que vous êtes sur la Bande ?

Il a souri.

— J’y ai passé toutes mes vies. Pourquoi ?

— Je cherche des amis. Je me disais que vous les connaissiez peut-être.

— Ah ouais ? Vous êtes flic ? Mercos ?

— Pas récemment.

Apparemment, c’était la bonne réponse. Il a recommencé à sourire.

— Ils ont des noms, ces amis ?

— La dernière fois que je suis venu, oui. Brasil, Ado, Tres. (J’ai hésité.) Vidaura, peut-être.

Ses lèvres se sont tordues, il a aspiré contre ses dents. Tous ses gestes avaient été appris dans un autre corps, bien plus vieux.

— Jack Soul Brasil ? a-t-il demandé avec méfiance.

J’ai acquiescé.

— Vous êtes un Scarabée ?

— Pas récemment.

— Du Multiflores ?

— Non.

— BaKroom Boy ?

— Vous avez un nom ? lui ai-je demandé.

— Bien sûr. Milan. Par ici, on m’appelle le Fournisseur.

— Eh bien, Milan, lui ai-je dit d’un ton plat, vous commencez à me foutre les nerfs. Vous pouvez m’aider, ou pas ? Vous savez où se trouve Brasil, ou vous êtes encore impressionné par le sillage qu’il a laissé ici il y a trente ans ?

— Eh. (Ses yeux pâles se sont étrécis. Ses bras se sont décroisés, ses poings serrés.) Vous savez, c’est chez moi, ici. Je surfe. Je tirais la vague à Vchira avant que vous soyez une putain de goutte dans la chatte de votre mère.

— J’en doute, mais ne mégotons pas. Je cherche Jack Soul Brasil. Je vais le trouver avec ou sans vous, mais vous pouvez me faire gagner du temps. Donc, est-ce que vous allez le faire ?

Il m’a regardé, encore en colère, encore agressif. Dans son enveloppe de dix ans, ce n’était pas très impressionnant.

— La question, mon vieux, c’est ce que ça rapporte de vous aider ?

— Ah.

Une fois payé, Milan s’est montré plus utile, en fragments lâchés à contrecœur pour masquer l’étendue limitée de son savoir. Je lui ai acheté du rhum et du café dans un petit rade en face de sa boutique – « je ne peux pas fermer comme ça, mec, ça me coûterait mon boulot » – et j’ai attendu qu’il se mette à table. La majeure partie de ce qu’il m’a dit était clairement un composé des légendes qu’on se repasse sur la plage, mais à quelques-unes des choses qu’il a dites, j’ai décidé qu’il avait vraiment rencontré Brasil, voire surfé avec lui. Leur dernière rencontre avait l’air de remonter à une dizaine d’années. Héroïsme conjoint au combat, à mains nues face à un gang de surfeurs loyalistes à Harlan qui s’accrochaient à quelques kilomètres au sud de Kem Point. Raclée généralisée et brutale, Milan s’en acquitte avec une sauvagerie qu’il minimise par modestie, quelques blessures – « tu aurais dû voir les cicatrices sur mon enveloppe, mec, quelquefois je la regrette encore » – mais les plus beaux éloges sont réservés à Brasil. « Comme une putain de panthère des marais, mec. Ces connards lui ont ouvert la poitrine, il n’a même pas remarqué. Il les a tous déchirés. Il ne restait rien quand il a eu fini. Il les a renvoyés chez eux en morceaux. » Tout cela suivi par une fête orgiaque – feu de joie et les cris des femmes au comble de l’orgasme sur fond de rouleaux déferlants.

C’était une image standard, et d’autres fanatiques de Vchira me l’avaient déjà dépeinte par le passé. En omettant les ajouts les plus évidents, j’ai acquis quelques détails utiles. Brasil avait de l’argent – « avec toutes ces années dans les Petits Bleus, hein. Il n’est pas obligé de gagner sa croûte en formant les gamins, en vendant des planches ou à préparer le prochain corps d’un putain d’aristo cinq ans à l’avance » – mais il n’a toujours pas de clone. Il posséderait un bon corps de surfeur, mais je ne reconnaîtrais pas son visage. « Cherche ces putains de cicatrices sur sa poitrine, mec. » Oui, il portait encore les cheveux longs. La rumeur actuelle voulait qu’il vive dans un petit hameau vers le sud. Apparemment, il apprenait le saxophone. Il y avait un jazzman qui jouait avec Csango junior, avant, qui avait dit à Milan…

J’ai payé les verres et je me suis levé. Le soleil était parti, et la mer d’un or sale s’était ternie en vil métal. De l’autre côté de la plage en dessous de nous, les lumières s’allumaient les unes après les autres. Je me suis demandé si j’arriverais à la loc de rampeurs avant qu’elle ferme.

— Et cet aristo, là, ai-je dit d’un ton badin. Tu apprends à son corps à surfer cinq ans à l’avance, pour lui affiner les réflexes. T’y gagnes quoi ?

Milan a haussé les épaules et terminé son rhum. L’alcool et l’argent l’avaient radouci.

— On échange nos enveloppes. Je récupère ce qu’il portait en échange de ça à l’âge de seize ans. Donc, j’y gagne une enveloppe aristo d’une trentaine d’années, avec altérations cosmétiques et échange notarié pour que je n’essaie pas de me faire passer pour lui. Sans ça, j’ai tout le reste. Du clone haut de gamme, avec tous les périphériques standard. Sympa, hein ?

— Ouais, s’il prend bien soin de ce qu’il porte. Le mode de vie aristo peut être assez méchant au niveau usure.

— Nan, ce type est en forme. Il vient ici de temps en temps pour jeter un œil à son investissement, tu vois, pour nager et surfer un peu. Il devait venir cette semaine, mais bon, le truc de la limo Harlan, ça a tout calmé. Il a un peu de graisse en trop, il ne sait pas surfer, bien sûr, mais ça c’est des conneries que je pourrai facilement régler quand…

— Le truc de la limo Harlan ?

La vigilance diplo m’a réveillé les nerfs.

— Ouais, le truc, là, l’antigrav de Seichi Harlan. Ce type est très proche de cette branche de la famille, il a dû…

— Il lui est arrivé quoi, à l’antigrav de Seichi Harlan ?

— T’es pas au courant ? (Milan a cligné des paupières, surpris.) T’étais où, bordel ? Le net parle que de ça depuis hier. Seichi Harlan emmenait ses fils et sa belle-fille à Rila, et l’antigrav a explosé dans le détroit.

— Comment ça, explosé ?

— On ne sait pas encore. Ça a explosé, c’est tout. D’après les images qu’on a, ça venait de l’intérieur. Il a coulé en quelques secondes. Enfin, ce qui en restait. Ils cherchent encore les morceaux.

Ils n’avaient pas fini. La tempête s’était fait sentir sur pas mal de distance, c’était la saison, et les courants du détroit étaient toujours imprévisibles. Les fragments d’épave pouvaient être emportés assez loin et finir dispersés sur une dizaine d’endroits différents au milieu des îles et récifs de l’archipel de Millsport. Ç’allait être un cauchemar de récupérer les piles.

J’ai repensé à Belacoton Kohei et aux marmonnements de Plex. « Je ne sais pas, Tak. Vraiment. C’était une sorte d’arme, qui remontait à la Décolonisation. » Il avait dit biologique, mais il reconnaissait lui-même qu’il ne savait pas tout. Les yakuzas du haut du panier et Aiura, la gentille espionne des Harlan, l’avaient tenu à l’écart. Aiura, qui s’occupait de limiter la casse et de faire le ménage pour la famille Harlan.

Un autre fragment de détail s’est mis en place. Drava sous la neige. J’attendais dans l’antichambre de Kurumaya, à regarder sans m’y intéresser le déroulé des news. Mort accidentelle d’un héritier Harlan mineur dans le quartier des docks de Millsport.

Ce n’était pas vraiment un lien, mais l’intuition diplo ne fonctionne pas comme ça. Elle empile les infos jusqu’à ce qu’on commence à voir la forme de quelque chose qui se détache. Jusqu’à ce que le lien se fasse pour vous. Je ne voyais rien pour l’instant, mais les fragments chantaient comme un carillon dans la tempête.

Ça, et la sourdine, toujours : vite, vite, il ne reste pas beaucoup de temps.

J’ai échangé avec Milan la poignée de main de Vchira, dont je me souvenais mal, et je suis parti rapidement sur la colline.

 

La loc de rampeurs était encore allumée, et j’y ai trouvé un surfeur qui s’ennuyait comme un rat. Ses yeux se sont réveillés assez longtemps pour se rendre compte que je n’étais pas surfeur, aspirant ou autre, puis il est passé en mode vendeur mécanique. Un vernis de boulot autour du cœur intime qui le retenait à Vchira, la chaleur de l’enthousiasme soigneusement remballée jusqu’à ce qu’il puisse la partager avec quelqu’un qui comprenait. Mais il m’a proposé avec compétence un rapide monoplace, à la déco criarde au possible, et m’a montré le logiciel de carto urbaine avec les points de dépose que je pourrais utiliser sur la Bande. À ma demande, il m’a aussi fourni une combi et un casque en polalliage prémoulé. J’ai vu l’opinion qu’il avait de moi foutre le camp. Apparemment, beaucoup de personnes à Vchira Beach ne faisaient pas la différence entre le risque et la bêtise.

Oui, et tu fais partie du nombre, Tak. Qu’est-ce que tu as fait qui ne soit pas risqué, ces derniers temps ?

Dix minutes plus tard, j’étais équipé et je sortais de Kem Point à bon train, derrière le cône de lumière que mon phare projetait sur la nuit.

Au sud, quelqu’un jouait du saxophone. Mal.

J’avais déjà eu de meilleurs indices à suivre. Mais une chose jouait pour moi. Je connaissais Brasil : dès que quelqu’un se mettrait à le chercher, il ne se cacherait pas. Il viendrait s’occuper du problème de la même façon qu’on traverse une grosse vague. Comme pour s’occuper d’un groupe de loyalistes à Harlan.

Si je faisais assez de bruit, ce ne serait pas la peine de le chercher.

Il viendrait me trouver.

 

Trois heures plus tard, je suis sorti de l’autoroute pour entrer dans le bleu des projos autour d’un restau et magasin à distributeurs ouvert toute la nuit. Tout bien considéré, je pensais avoir fait assez de bruit. Ma réserve de puces de crédit de faible valeur était presque épuisée, j’étais un peu embrouillé d’avoir partagé tant de verres et de fumettes sur la Bande, et ma main droite me faisait un peu mal depuis un coup de poing mal donné dans une taverne où on ne voyait pas d’un bon œil que les étrangers parlent des légendes du coin.

Sous les projos, la nuit était très agréable, et des grappes de surfeurs faisaient les clowns sur le parking, bouteille ou pipe à la main. Leurs rires paraissaient rebondir dans le lointain. Quelqu’un racontait une histoire de planche brisée d’une voix aiguë et excitée. Un ou deux groupes plus sérieux étaient agglutinés autour de véhicules éventrés en réparation. Les torches laser s’allumaient et s’éteignaient, faisant voler les étincelles vertes ou violettes des alliages exotiques.

J’ai acheté un café étonnamment bon au comptoir et je l’ai bu dehors en regardant les surfeurs. Dans mon enfance, à Newpest, je n’avais jamais eu accès à cette culture – le protocole des gangs ne permettait pas qu’on s’intéresse de près à la plongée et au surf, et je suis d’abord tombé dans la plongée. Je suis toujours resté fidèle. Il y a quelque chose qui m’attire dans le silence des profondeurs. Un grand calme à la respiration lente, un soulagement de la folie des rues et à ma propre vie encore plus chaotique.

On pouvait s’y noyer.

J’ai fini mon café et suis retourné à l’intérieur. Une odeur de soupe ramen flottait en l’air et me tiraillait les tripes. Je me suis rendu compte que je n’avais rien mangé depuis le petit déjeuner tardif avec Japaridze, sur le pont du Haiduci’s Daughter. Perché sur un tabouret, j’ai fait signe au même gosse défoncé à la meth à qui j’avais acheté le café.

— Ça sent bon. Vous avez quoi ?

Il a pris une télécommande usée et l’a tournée vers l’autochef. L’holoaffichage du menu s’est réveillé. J’ai jeté un œil et choisi un plat qui me plaisait et qui était difficile à rater.

— Donnez-moi la raie au chili. C’est du surgelé, hein ?

— Vous vous attendez à de la raie fraîche ? a-t-il demandé en roulant des yeux. Dans un endroit pareil ? À ce prix-là ?

— Ça fait longtemps que je ne suis pas venu.

Mais il n’a pas répondu. Il a mis l’autochef en route avant de retourner à la fenêtre regarder les surfeurs, comme s’il s’agissait d’une forme de vie rare et magnifique en aquarium.

J’avais avalé la moitié de mon bol de ramen quand la porte s’est ouverte derrière moi. Personne n’a rien dit, mais je savais. J’ai reposé le bol et je me suis tourné lentement sur mon tabouret.

Il était seul.

Ce n’était pas le visage dont je me souvenais, loin s’en fallait. Il s’était choisi un visage plus beau et plus large que la dernière fois, une crinière emmêlée blonde striée de gris, et des pommettes qui tenaient autant du slave que de sa prédilection pour le sur-mesure d’Adoracion. Mais le corps était quasiment le même. Dans la combinaison large qu’il portait, il était toujours aussi grand et fin d’épaules et de poitrine, la taille et les jambes fuselées, les mains grosses. Et ses gestes irradiaient toujours la même maîtrise que quand il les a acquis.

Je le reconnaissais, comme s’il avait arraché sa combi pour me montrer les cicatrices sur sa poitrine.

— Il paraît que tu me cherches ? a-t-il dit simplement. Je te connais ?

J’ai souri.

— Salut, Jack. Comment va Virginia, en ce moment ?

Furies Déchaînées
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